Discours de réception du maréchal Juin

Le 25 juin 1953

Alphonse JUIN

Réception du maréchal Juin

 

M. le maréchal Juin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jean Tharaud, y est venu prendre séance le jeudi 25 juin 1953 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Les militaires de ma génération, entrés dans la carrière peu avant que se déchaîne l’effroyable tumulte guerrier qui s’est prolongé jusqu’à nos jours, étaient loin de penser, quand ils rêvaient sur les bancs de Saint-Cyr de combats où la gloire les viendrait effleurer, qu’ils seraient, au delà de toute mesure, les héros involontaires des plus sanglantes mêlées de notre Histoire.

Ceux qu’ont épargnés les holocaustes de tant de guerres mondiales ou d’Empire n’ont guère eu le loisir de laisser vagabonder leur imagination hors des chemins difficiles où ils se trouvèrent engagés à la fois par devoir et par métier. Quelque prédilection qu’on leur connût, la littérature de leur temps n’a jamais été pour eux qu’un délassement. Ils n’y ont touché qu’à distance et dans des intervalles, un peu à la manière de ces fervents d’un sport, qui n’en recueillent les émotions que sur les gradins du stade où se dépensent les athlètes.

C’est dire que, lorsque nous m’avez fait l’honneur de m’appeler à siéger parmi vous, il n’a échappé à personne, et encore moins au récipiendaire, que c’était au soldat et uniquement à lui qu’étaient allés vos suffrages.

Mes titres littéraires, en effet, ne constituent qu’un bien mince bagage. Il est vrai que le maréchal de Villars, qui fut le premier parmi les gens de guerre à oser briguer une place dans votre noble Compagnie, n’en possédait pas davantage, encore qu’il eût pu se prévaloir de l’amitié qui l’unissait à Voltaire, et de quelques lettres « que n’eussent pas désavouées les Sarazin et les Voiture », si l’on en croit M. de la Chapelle qui le reçut sous la Coupole.

Il faut reconnaître, pour être juste, que le plus clair de la pensée des hommes d’action, qui ont été quelque peu mêlés aux grands événements de leur temps, est généralement consigné dans les dépêches et rapports qu’ils eurent l’occasion, étant en charge, d’adresser à leur gouvernement, autant pour l’informer que pour orienter ses décisions. De telles pièces, quand la marque en est personnelle et qu’une pointe de fantaisie y trahit l’originalité du caractère, sont parfois de nature à piquer une curiosité littéraire. Mais encore faudrait-il qu’on les connût et que le mémorialiste, par besoin de se rafraîchir la mémoire, les vînt, un jour, exhumer des dossiers confidentiels et poudreux où elles sont encore jalousement gardées.

En attendant, et puisqu’aussi bien c’est aujourd’hui le militaire qui a pris les devants dans mon personnage, souffrez que, contrairement à l’usage, il se présente brièvement lui-même, tant il lui déplairait qu’on se méprît sur son genre ou lui attribuât des mérites qui ne sont pas les siens.

C’est un survivant des Campagnes de ces quarante dernières années qui, après la victoire de 1918, dont il n’avait été qu’un obscur ouvrier en toute première ligne, avait gardé au cœur une foi aveugle dans les destinées glorieuses de l’Armée et du Pays. Meurtri plus qu’aucun autre, en 1940, par l’humiliation d’une défaite sans précédent, il fut de ceux qui pensèrent, comme une grande voix l’avait tout aussitôt proclamé, que le sort de la guerre ne pouvait découler d’une bataille perdue. Néanmoins, dressé à la discipline, et alors que les temps se troublaient au point que, selon le mot de Bonald, il devenait plus difficile de connaître son devoir que de le suivre, il n’eut pas, lui, à s’interroger sur le sien, non plus qu’à porter jugement sur celui que d’autres crurent devoir se tracer.

À ses yeux, toutes les entreprises pouvaient se justifier, à condition qu’elles n’eussent en vue que la libération du territoire et le redressement national. Elles devenaient alors complémentaires, même quand, pour des impératifs contradictoires de lieu ou d’opportunité, il semblait qu’elles ne fussent pas, au départ, tout à fait à l’unisson. La mission que le sort lui avait dévolue à Alger, et que lui avait tracée le général Weygand, était bien définie à cet égard et de nature à faire taire tous ses scrupules. Elle consistait essentiellement à sauvegarder, par tous moyens, l’intégrité de notre place d’armes de l’Afrique du Nord indispensable à la reprise du combat. Et c’est ainsi qu’en novembre 1942, en présence de circonstances qui avaient commencé de fausser le jeu normal du commandement et des responsabilités et risquaient, par cela même, d’entraîner une dangereuse confusion, il eut à faire en sorte que l’Armée d’Afrique tout entière, enthousiaste et rassérénée, se retournât contre l’ennemi qu’elle seule, dans les premiers jours, était à même de contenir en Tunisie.

Par la suite, investi de la confiance du Gouvernement provisoire d’Alger que présidaient alors, conjointement, les généraux de Gaulle et Giraud, il eut à diriger les opérations menées en Italie par le Corps Expéditionnaire Français. Et s’il est vrai, comme on a bien voulu le reconnaître, que cette Campagne a marqué la résurrection de l’Armée française et sa réapparition dans le Corps de bataille de nos Alliés, avec un rôle nettement prépondérant au moment de l’offensive sur Rome, il faut savoir que le mérite en revient au magistral outil de guerre qu’était cette Armée française d’Italie. Elle provenait, en majeure partie, de la petite Armée d’Afrique de transition que le général Weygand avait reformée et retrempée après l’Armistice, dans une intention qu’il n’avait dissimulée à personne.

Tel est, Messieurs, entrevu non plus sous le scintillement de ses étoiles, mais dans la nudité de sa conscience de soldat, l’homme qui se présente aujourd’hui devant vous. Si c’est bien là celui qu’il vous a plu d’accueillir et si, par surcroît, comme je l’imagine, vous avez tenu à honorer à travers sa personne cette Armée d’Afrique de nos jours, héritière des légions que Rome y entretenait naguère et qui étaient déjà réputées pour leur discipline et leur loyauté. — Fides militum —, soyez-en remerciés, Messieurs, et du fond du cœur, par un chef que cette Armée a porté dans son sein, qui s y est élevé jusqu’au plus haut grade et qu’elle n’a cessé d’abreuver de fierté.

Oh ! je sais bien que l’Académie ne tire ni gloire ni profit des personnages qui la composent. L’un d’entre vous a pris soin de m’en instruire à propos du mystère dont s’entourent vos consécrations. Mais il m’est aussi donné de savoir ce que l’on gagne à être des vôtres. Dès mon élection, j’ai reconnu à des signes qui ne trompent guère que j’avais encore pris du galon — que vous m’en aviez donné plus exactement — et, pour n’en point trop paraître indigne, je me suis surpris, — vous l’avouerai-je ? — à faire ingénument effort sur moi-même pour mieux ordonner mes pensées et les mieux exprimer.

C’est là, direz-vous, une heureuse disposition pour un début académique consistant à prononcer l’éloge d’un maître à sentir et à décrire. Malheureusement, je la sens déjà glacée par la solennité qui m’entoure. J’éprouve cette sorte d’effroi qui m’envahissait au plus fort d’une bataille gagnée ou perdue, quand le sort se montrait encore hésitant et que, n’ayant plus moi-même aucun moyen de le forcer, j’avais soudain le sentiment que toutes les volontés subalternes s’effaçaient et restaient comme suspendues à la mienne, seule responsable. Si j’ai pu alors me libérer de mes transes par résignation devant l’inéluctable, c’est-à-dire avec un peu de fatalisme et beaucoup d’inconscience, c’est aujourd’hui votre indulgence qui m’y aidera ainsi que la présence invisible, mais réconfortante, d’un prédécesseur auquel me rattachent bien des souvenirs et que j’ai, pour ma part, beaucoup aimé et admiré.

Ce n’est point une tâche facile que d’avoir à louer l’œuvre de deux auteurs unis par des liens fraternels et constamment confondus derrière le même « je » et le même « moi » quand la succession à l’un d’eux vous fait obligation de ne parler que de lui seul. Déjà les discours de réception des deux frères n’avaient pas été sans trahir un léger embarras, vite dissipé du reste par la volonté de ne les séparer que dans ce qu’ils avaient d’aisément séparable. Et il y a peu à dire, en vérité, sur un tel chapitre en dehors de quelques traits physiques propres à chacun, ou des chemins différents qu’ils suivirent avant de se retrouver et de se fondre dans le creuset d’une œuvre considérable qui leur est restée commune depuis le premier jusqu’au dernier ouvrage.

Jean Tharaud, que ses familiers ont toujours appelé Charles, son véritable prénom, était né à Saint-Junien en Haute-Vienne. Ses yeux se sont ouverts sur cette nature agreste du Limousin, où vivent des hommes à l’accent rude, fortement attachés à leurs vieilles pierres, mais aventureux à l’occasion et prompts à se replier sur eux-mêmes, comme ce héros de La Maîtresse servante, quand ils croient que l’on veut attenter à leur condition d’hommes libres. Charles est bien de cette lignée, quand on se rappelle son obstination à ne vouloir faire que ce qu’il avait résolu et ce goût du fabuleux et de l’évasion qu’il eut aussi vif que son aîné, quoi qu’il en ait dit.

Il n’a vécu que peu de temps en Haute-Vienne, mais il en a gardé une impression si profonde qu’il a avoué avoir longtemps préféré « les prés mouillés, les bois de châtaigniers » et ce qu’il y a en Limousin « de frissonnant et d’angoissé  » aux paysages de la Charente où il fut transplanté, jeune encore. Il semble bien toutefois que ce soit en Charente qu’il ait acquis la notion complémentaire de la lumière, une lumière profuse et dorée qui, pendant des années, lui a composé. dans le décor de plateaux pierreux et dénudés où se dresse la cathédrale byzantine d’Angoulême, comme une première image de l’Orient.

C’est également dans ce nouveau milieu que s’est éveillée sa sensibilité et qu’elle s’est développée par une sorte de phénomène fraternel, qui n’a pas laissé d’étonner tous ses contemporains, et dont les effets ne se firent sentir qu’à partir du jour où Jérôme fut envoyé à Paris pour y poursuivre ses études. Il avait fallu le pouvoir mystérieux de l’absence pour rapprocher et infléchir l’un vers l’autre deux êtres qui, dans la promiscuité familiale, se heurtaient constamment par leur différence d’âge et peut-être aussi de caractère. C’est un fait qu’après la séparation, Charles qui continue de mener en Charente un vie douillette auprès de sa mère, n’a plus de pensée que pour Jérôme. Ses nourritures spirituelles, c’est de lui qu’il les tient par correspondance ou télépathie. Les colloques de la cour rose de Sainte-Barbe ou des turnes de la rue d’Ulm, qui lui sont ainsi rapportés, trouvent une étrange résonance dans sa jeune âme passionnée. Il fait sienne en imagination la petite société dans laquelle vit Jérôme, et Péguy, qui semble en être l’animateur, hante ses rêves d’adolescent.

C’est alors que son penchant se dessine. Il sera, h_i aussi, un bel esprit gonflé d’idées généreuses qu’il assemblera avec art. Ce n’est encore là qu’une vague aspiration, sans objet bien déterminé, mais dont il ne se laissera pas détourner.

Le premier obstacle à franchi était le cercle des volontés familiales particulièrement soucieuses, en ce temps, de pousser la jeunesse vers les carrières dites régulières. Jérôme étant voué à l’Université, un conseil de famille avait décidé que Charles revêtirait l’uniforme et qu’il irait préparer Saint-Cyr à Paris. Rien ne le disposait au métier des armes. Il n’avait pas été marqué, comme beaucoup de jeunes gens, par la guerre de 1870, et il pouvait craindre que, dans une période de paix que rien ne semblait alors devoir troubler, il n’eût à attendre longtemps les quelques minutes de grandeur qui dédommagent le soldat de métier de nombreuses années de servitude. Au surplus, ce n’était pas de la compagnie de son frère, la seule qu’il fréquentât, que lui pouvaient venir des encouragements. Le cher Péguy lui-même, bien qu’ayant déjà pris goût à la vie de caserne et aux vingt-huit ,jours, était peu militariste. Il n’avait de respect que pour l’archer de Bouvines ou le suivant de Jeanne d’Arc, levé dans le menu peuple et arraché à son champ ou à son métier pour une seule bataille, pour une courte période, dirions-nous aujourd’hui.

Charles, ayant échoué au concours de Saint-Cyr, ne voulut pas renouveler sa tentative et se laissa alors diriger vers les Finances. Il ne réussit pas mieux au concours de l’Inspection mais voulut bien faire encore l’essai d’un apprentissage dans une banque. Hélas ! constamment perdu dans son rêve, il était loin du calculateur qu’eut requis la fonction. Très malheureux, il s’affranchit assez vite de cette dernière entrave et, dès lors, il fut laissé en paix. Ses échecs répétés avaient fini par user la volonté de sa mère qu’il adorait.

C’est l’heure tant attendue par les deux frères pour se lancer hardiment et de compagnie sur la voie qu’ils ont choisie. Ils s’y étaient déjà aventurés aux heures de loisir, quand ils n’étaient pas séparés, et en avaient rapporté un essai laborieux mais non déplaisant : Le Coltineur débile, où ils avaient fait passer tout le feu de leur jeune enthousiasme. Leur démarche néanmoins demeurera quelque temps encore hésitante. Bien des pages seront noircies, des mots raturés et des virgules déplacées, dans leur quête fiévreuse d’un sujet et d’une écriture qui retiennent l’attention, avant que ne paraisse dans Les Cahiers de la Quinzaine la nouvelle de « Dingley » dont ils devaient tirer un livre original et du meilleur effet. L’ouvrage, cette fois obtint un vif succès. Il était d’une bonne facture et rencontrait à point nommé le sentiment du public. L’heure de l’entente cordiale n’avait pas encore sonné et l’on criait à Paris, sur les boulevards, « Vive le Transvaal », comme on y avait crié naguère, « Vive la Pologne ». En récompensant Dingley, I’Académie Goncourt peut se flatter d’avoir découvert et distingué le premier maillon d’une longue et brillante suite d’ouvrages d’une saveur sans cesse renouvelée par l’infinie variété du style et de la pensée.

Où ranger Charles Tharaud en tant qu’auteur ? On n’ose se prononcer, tellement son genre est fluide et soumis dans ses nuances au hasard des inspirations et des rencontres les plus fortuites. C’est tout ensemble un chroniqueur, un mémorialiste, un hagiographe, un romancier et un historien ; et dans ce dédale, la chronologie n’est pas, à mon avis, un guide très sûr. Je préfère suivre ma prédilection, encore qu’elle enjambe un peu trop facilement les barrières et risque par cela même de se méprendre et d’être injuste. C’est ainsi, je le sens, qu’elle ne s’attardera pas à certains romans, qui sont de remarquables pièces de collection. Le sujet en est généralement étrange, mais d’une vérité que je puis certifier, ayant eu l’occasion de connaître au naturel les héros hors nature de l’une de ces histoires. Mais voilà ! Dans ces Bien aimées ou cette Maîtresse servante, il n’y a rien de Tharaud, si ce n’est cet art admirable de la composition et de la présentation des personnages qui paraissent éclairés du dedans. Le livret d’opéra, sa double confidence nous l’apprend, n’est pas de lui : il n’en est que l’exécutant à l’orchestre, mais quel prodigieux exécutant ! À lire ces beaux romans, on se prend à regretter que la règle de la collaboration ait interdit aux Tharaud de transposer dans leur œuvre des fragments de leur vie personnelle. Que n’eût-on donné pour tenir d’eux une histoire qui fût la leur ?

Mais voici deux portraits sur lesquels je me penche tout attendri et reconnaissant aux Tharaud de les avoir légués à la postérité. Ce sont ceux de Charles Péguy et de Maurice Barrès. Nul n’a mieux fouillé les traits de ces deux figures qui semblent avoir été découpées l’une dans un vitrail et l’autre, à la fois dolente et hautaine, dans une toile de Greco. C’est que Charles Tharaud se trouve cette fois dans le sujet et qu’on le sent lui-même profondément ému par la présence qu’il nous restitue de ces deux êtres avec lesquels il fut en communication si directe et dont il reçut tout un enseignement profitable à son art et à sa sensibilité.

Je ne savais presque rien de Péguy avant 1914, si ce n’est que sa pensée, quelque peu abrupte, avait longtemps cherché le langage dont elle avait besoin, puis, qu’engagé sur une route pascalienne, il s’était forgé une mystique dont il eût voulu doter la France, premier objet de son adoration. Mais je me suis fortifié de sa légende et de son symbolisme purifié depuis ce soir du 5 septembre 1914 ou j’appris, en pleine bataille, tout près de Paris, entre Penchard et Monthyon, qu’il venait d’être tué à quelques pas de moi, — sa section n’était en effet séparée de la mienne que par un champ de betteraves —, et où je vis ce miracle d’un ennemi qu’on croyait victorieux s’arrêter à l’endroit précis où il était tombé, puis rétrograder dans la nuit.

Barrès m’était déjà plus familier avant 1914. Je dirai même que c’est de lui que j’étais le plus rapproché. Le siècle commençait à peine qu’il avait déjà façonné à sa manière une grande partie de la jeunesse française. Je suis de ceux que ses mots sonores, qui opéraient comme des sortilèges, ont le plus fortement marqués. Dès que je me suis senti capable de raison et d’émotion, ce sont ses ouvrages qui m’ont charmé et fixé. C’est lui qui m’a appris à être moi-même, à comprendre de préférence par intuition profonde, à voir les liens en quelque sorte charnels qui unissent l’homme à sa terre, et à mieux utiliser les forces de l’instinct. Aussi, croyez bien, Messieurs, que c’est pour moi, disciple obscur et inconnu de Barrès, un surcroît d’honneur auquel je suis extrêmement sensible, que d’avoir été appelé à prendre place dans ce fauteuil qui fut le sien. Cet honneur, Charles Tharaud l’avait, avant moi, ressenti encore plus vivement dans le sentiment de piété quasi filiale dont s’enveloppait chez lui le souvenir du meilleur de ses maîtres.

J’en arrive maintenant, toujours docile à mon penchant, aux deux grandes fresques si chaudement colorées qui constituent, à mon sens, l’œuvre essentielle des Tharaud. Elles représentent, sous des couleurs exotiques, des réalités de l’époque contemporaine, où se dévoile à tout instant un monde inconnu et mystérieux qui ne laisse pas d’impressionner le lecteur. Qu’il s’agisse des grands tableaux d’Israël ou de ceux de l’Islam maghrébin, il n’y a eu, à l’origine, aucune conception d’ensemble. La veine, une fois entamée, n’a révélé ses profondeurs et ses prolongements qu’au fur et à mesure qu’avançait le travail ou que surgissaient des événements qui la venaient éclairer sous d ’autres angles. Brossées presque en même temps, les deux fresques n’ont aucun lien entre elles. Ce n’est qu’après coup que s’est fait le rapprochement des deux branches de la descendance d’Abraham, et par simple coïncidence aussi, résultant d’événements contemporains, que toutes deux se sont rejointes en ce point commun d’arrivée qui avait été celui de leur départ : en Judée.

L’idée de peindre les mœurs des Juifs de l’Europe centrale remonte au temps où Jérôme était lecteur à l’Université de Budapest. Elle fit rapidement son chemin et les deux frères entreprirent de compagnie l’exploration des petites colonies juives des Carpathes. Ils en rapportèrent une ample provision d’images, mais il leur restait encore bien des énigmes à déchiffrer dont ils n’eurent la clef que plus tard, grâce à la fréquentation d’Israélites, qui, par sympathie, voulurent bien leur ouvrir leur âme et leur servir de truchement. Charles a toujours parlé avec émotion et reconnaissance de la petite bande amicale du Café Soufflet et de ces personnages frisant l’irréel auxquels il s’était attaché et qui semblent bien avoir été des figures très pures du judaïsme : ce Twersky promis à un destin tragique, le cher Ujvari de Budapest et cette jeune sœur d’Aberdam, qui met une note de douceur et de poésie dans L’Ombre de la Croix.

L’Ombre de la Croix ! On reste tout surpris devant cette peinture saisissante du monde hébraïque des Carpathes, comme on l’est à la Chapelle Sixtine devant le « Jugement dernier » par l’abondance des détails, la diversité et le pittoresque des personnages et des scènes. Le livre entier est parcouru d’un souffle de réalisme — je dirai même de naturalisme — qui met toutes choses à nu et les décrit dans un style dense, ayant exactement trouvé les mots et les images qui conviennent.

Le développement que les Tharaud crurent devoir donner par la suite à leur œuvre judaïque, en constatant les tendances individuelles ou collectives manifestées en certains lieux, après la première guerre mondiale, par les représentants de la race juive, ne fut pas, on doit s’en souvenir, sans leur attirer quelques ennuis. Déjà, L’Ombre de la Croix avait soulevé les protestations des coreligionnaires plus sourcilleux de l’Occident. Dans la descendance d’Abraham, « fils de la servante et fils de la femme légitime » ont toujours fait preuve de la même susceptibilité. Leur pudeur s’offense de ce qu’il puisse être fait étalage des mœurs des harems ou des ghettos. De là à ce que l’accusation de racisme fût portée contre les Tharaud, lorsque parurent leurs autres ouvrages, il n’y avait qu’un pas, qui fut vite franchi. Il est vrai que leurs titres — Quand Israël est roi, Quand Israël n’est plus roi, L’An prochain à Jérusalem — étaient de nature à prêter à confusion. Que pouvaient-ils bien signifier ? Ne dissimulaient-ils pas une pensée critique ou ironique à l’égard de la race juive mêlée à certains événements du jour ? Supposition injuste, en vérité, car l’œuvre des Tharaud ne visait au fond qu’à peindre sur le vif et sans passion des tableaux de la vie contemporaine. Que savait-on, au début de ce siècle, des communautés israélites répandues un peu partout dans le centre de l’Europe ? Pour tout le monde, c’étaient là des blocs erratiques, témoins de quelque invasion glaciaire, et soumis à une effroyable condition humaine. Les Tharaud ont eu le mérite et l’audace de nous révéler le mystère de ces âmes non rédimées aux yeux des Chrétiens, mais qui honore et grandit leur indéfectible attachement à une loi ancienne. Ils nous ont fait sentir l’horreur des pogroms et ont contribué, sans aucun doute, à soulever bien des consciences contre les persécutions auxquelles allaient bientôt se livrer des hommes sans humanité et sans foi.

Quand on est épris de soleil et d’espace, on finit toujours par découvrir l’Islam, et, pour nous Français, c’est d’autant plus facile qu’il n’est séparé de nous que par deux cents lieues de mer. Les Tharaud, cependant, n’en eurent la révélation qu’à la suite d’une rencontre de hasard, celle du peintre Dinet qui les vint un jour solliciter de mettre leur talent au service d’une thèse qui lui était chère. Dinet souffrait de voir se ruer sur l’Algérie toutes sortes de méditerranéens faméliques qui venaient y chercher fortune sous la protection française. Il estimait qu’une telle invasion était de nature à compromettre l’œuvre entreprise par la France dans ce pays et supportait mal qu’un grand écrivain, comme Louis Bertrand, n’eût de sympathie que pour ces Béotiens, ces « Calabrias » comme les appelaient nos Arabes, par déformation du mot « Calabrais ».

C’était à Bou-Saada, charmante oasis alanguie au bord du grand Chott, dans un impressionnant décor de mirages et de palmes, que devait se dérouler, sur un fond de vérité, le scénario imaginé par Dinet. Tharaud ne pouvait assurément rêver d’un meilleur endroit pour son initiation. Il en tira un livre captivant, La Fête arabe, qui plut aux uns par son sentiment vif et coloré et irrita les autres par son parti pris d’arabophilie.

Manifestement, il n’avait vu les choses que dans l’enthousiasme d’un cœur échauffé par la poésie qui se dégageait du lieu et la rencontre d’une société de gens simples, aimables et hospitaliers, que n’étaient pas sans heurter, il faut bien le reconnaître, tous ces immigrants de basse condition qui venaient les déranger dans leurs habitudes séculaires.

Ces immigrants, toutefois, étaient des hommes résolus et durs au travail. Ils ne craignaient ni les privations ni la mort et, si grossiers qu’ils fussent, ils apportaient à Bou-Saada, tels des bourdons gonflés de pollen, les germes de vie attendus par cette fleur léthargique des sables.

Pour tout le monde, La Fête arabe s’opposait au Sang des Races de Louis Bertrand ; mais ce dernier n’en prenait nul ombrage. Il lui importait peu que ces jeunes Tharaud, qu’on ne connaissait guère, vinssent désormais chasser sur ses terres. Il aurait pu, cependant, tirer argument de ce que, dans leur roman, il n’y avait qu’un vaincu : le héros généreux, trompé par son rêve et désabusé, que « roumis » et musulmans avaient fini par abandonner pour continuer, eux, à vivre ensemble.

Dédaigneux, il préféra n’en rien dire et continua de fermer les yeux sur tout ce qui pouvait rappeler une civilisation arabe et sur les Arabes eux-mêmes. « J’ai écarté délibérément, disait-il, le décor islamique et pseudo-arabe qui fascinait jusqu’ici des regards superficiels, et j’ai montré, derrière cette vaine figuration, une Afrique européenne, moderne et antique à la fois, que personne n’avait vue avant moi. » Quand le Maroc s’ouvrit à la curiosité des Européens, on raconte que Louis Bertrand, venu par l’Algérie, décida, à la vue de Fès, de s’en retourner sur ses pas. Il craignait, en poussant plus avant vers l’ouest, de découvrir les vestiges d’une civilisation proprement islamique qui eussent contredit sa thèse. Aussi bien, ce n’est point par l’Afrique qu’il a gagné l’Espagne, mais par les chemins d’Europe et pour affirmer, une fois de plus, en cet autre lieu de rencontre, et à sa manière qu’il avait péremptoire, la primauté du Chrétien.

Les Tharaud, au contraire, ont tenu à emprunter le chemin des conquérants arabes pour aller au rendez-vous espagnol ; et c’est en prenant ce détour si lumineusement évoqué dans leurs Mille et un jours de l’Islam, qu’ils ont eu la bonne fortune de rencontrer l’homme exceptionnel qui devait faire sur eux une si forte impression et dont ils ont admirablement compris et traduit le génie.

C’est en 1917, après 1’offensive manquée du Chemin des Dames, que les Tharaud, qui servaient depuis le début de la guerre dans une unité territoriale, se virent affectés au Maroc. Lyautey y avait repris, depuis quelque temps, ses fonctions de Résident Général Commandant en Chef, après s’être aventuré à Paris sur un terrain qui n’était pas le sien et où il n’avait recueilli que d’amères déceptions. Le Gouvernement de l’époque, séduit par sa remarquable réussite au Maroc avec des moyens précaires, avait cru voir en lui the coming man, l’homme tout désigné pour donner une impulsion nouvelle à la guerre, après les épuisantes mêlées de Verdun et de la Somme. Mais l’expérience avait été courte, Lyautey s’étant trouvé placé au ministère de la Guerre devant des circonstances paralysantes de toute action. Il était donc revenu au Maroc où, au moins, il était son maître et pouvait poursuivre, sans être gêné par la sottise des uns ou les intrigues des autres, I’œuvre de pacification entreprise depuis l’avènement du Protectorat.

Quand les Tharaud, qui ne payaient pas de mine dans leurs vareuses délavées de simples territoriaux, se présentèrent à Rabat, Lyautey, qui les avait fait venir à la demande de leurs amis Champion, s’enquit aussitôt de leurs aptitudes : « Ce sont des écrivains », lui dit quelqu’un de son entourage. « Alors, qu’ils écrivent ! » s’écria-t-il, et ce fut bien là, en effet, le genre d’emploi qu’il leur réserva. Après trois ans de guerre, et alors que tout au Maroc était encore en chantier, Lyautey s’était vu arracher, un par un, par la mobilisation et les exigences de la lutte en première ligne, tous ses collaborateurs civils en état de porter les armes. Aussi en était-il réduit à rechercher parmi les soldats du rang ceux qui, sous l’uniforme, dissimulaient une expérience ou des dons utilisables dans l’accomplissement de sa tâche de bâtisseur ; et il ne négligeait pas un beau talent d’écrivain pour faire connaître les choses et les gens du Maroc, autant que pour faire comprendre l’intérêt et les difficultés de la lutte qu il avait à soutenir.

C’est ainsi que Charles Tharaud demeura dans son sillage avec l’unique mission de voir, d’entendre et de faire savoir. Il eut d’abord à saisir sur le vif la vie marocaine telle qu’elle s’étalait sous ses yeux dans les foules pittoresques de la Médina et du Méchouar. Puis, à la méditer dans le recueillement des Oudaïas ou du Chellah avant d’en exprimer l’essentiel dans un beau livre Rabat ou les heures marocaines, où des notations d’une touche légère s’égrènent comme les heures elles-mêmes, dégageant une poésie enivrante et subtile qui laisse le lecteur ravi.

Les Tharaud, qui n’étaient pas insensibles au charme de Rabat, s’y seraient sans doute attardés si Lyautey n’avait brusquement décidé de les emmener avec lui dans une vaste randonnée en pays berbère. Il importait que le Résident Général fût présent à une jonction sur la haute Moulouya des forces du Moyen Atlas et de celles du Tafilalet qui consacrait les résultats d’une campagne bien conduite et où il avait des instructions à donner sur place. Les Grands seigneurs de l’Atlas nous ont retracé ce chemin, alors fraîchement découvert, et si souvent parcouru depuis par nos colonnes. Charles s’y engagea ébloui, conduit par le grand chef en personne, lequel était aussi un merveilleux enchanteur. Au fur et à mesure qu’ils avançaient sur la grande piste impériale conduisant au Tafilalet, c’était un monde inconnu qui se révélait à Charles : tout un peuple de paysans, de pasteurs et de guerriers, différant sensiblement des Arabes des plaines, et dont l’originalité s’harmonisait parfaitement avec les paysages les plus surprenants et les plus grandioses qui soient.

Je relisais, il y a quelque temps, les descriptions du site lunaire d’Ito et de la forêt de cèdres d’Azrou qui servent d’introduction aux Grands seigneurs de l’Atlas. L’émotion communiquée par cette lecture était celle-là même que j’avais ressentie, — il y a de cela bien des années —, la première fois que j’avais parcouru ces lieux. Par quelle incantation, Charles avait-il pu la conserver aussi longtemps entre les pages de son livre, comme une petite fleur desséchée, puis la ranimer à volonté pour me la rendre dans toute sa fraîcheur ?

Mais c’est à Marrakech, où ils devaient arriver un peu plus tard, que les Tharaud allaient trouver leur véritable sujet. Émerveillés d’abord par le saisissant contraste de neiges, de palmes, et de pisé flamboyant, qu’offre cette grande ville saharienne, alanguie le jour, mais bruyante et voluptueuse dès qu’arrive le soir, il leur fut permis ensuite, par faveur toute spéciale, de prendre une vue exacte de la politique pratiquée dans le sud par Lyautey. C’était la politique dite alors des « grands caïds », fondée sur une sage économie des forces, mais dont on ne pouvait pénétrer le secret que si l’on avait accès en montagne aux gîtes des grands feudataires et si l’on était admis à faire partie de leurs expéditions.

Et c’est là précisément le rare privilège que se vit octroyer Charles Tharaud. Il a fréquenté les kasbahs haut perchées de ces portiers de l’Atlas, faiseurs et défaiseurs de royaumes. Il a accompagné leurs harkas sur le sentier de la guerre. À côté d’avisés personnages politiques comme le Goundafi et son voisin le M’Tougui, qu’on appelait « Le Baron », il y avait là le grand Madani, Chef de la Maison des Glaoua, et bras séculier de la France dans le sud du Maroc au cours de la première guerre mondiale. Charles Tharaud nous a dévoilé les traits de cette figure de haut relief promise aux grandes tâches de l’Empire, mais qui était aussi celle d’un homme profondément sensible. Rien n’est plus émouvant que le récit de sa fin. Il mourut de chagrin peu après que son jeune fils, Si Abd-El-Malek, eut été glorieusement tué dans l’expédition contre Sidi Mah, le Marabout d’Ahansal, affaire à laquelle Charles Tharaud avait assisté. À ses côtés, se distinguait alors son frère cadet El-Hadj Thami Glaoui, nommé Pacha de Marrakech à la suite des services éminents qu’il avait rendus au général Mangin, au moment de l’insurrection d’El-Hiba. Soldat dans l’âme, tout dévoué à son aîné, il le secondait avec intelligence et énergie, organisant les harkas et prenant toujours le commandement des détachements les plus exposés. Héritier de « la horma et des fiefs des Glaoua », à la mort de Madani, il a continué de combattre au premier rang pour la pacification et l’unité de l’Empire. Dans toutes les circonstances difficiles, nous l’avons trouvé auprès de nous, lui et ses fils, dont l’un, Mehdi, brillant officier de spahis, a trouvé, en 1944, une mort glorieuse en Italie. Ardent défenseur de la cause de l’amitié franco-marocaine, il personnifie aujourd’hui au Maroc la loyauté envers la France.

Cette politique des grands Caïds se lie, pendant la première guerre, à ce qu’on a appelé « la bataille du Maroc », celle où l’on pouvait avoir le sentiment, comme Lyautey le fit amèrement observer ici même, que les hommes se faisaient tuer pour rien. On en connaît le point d’origine : l’ordre du Gouvernement de renvoyer dans la métropole, en août 1914, la majeure partie des Forces, et la suggestion de reporter sur la côte notre front défensif. Lyautey fournit les forces demandées tout en maintenant ses positions à l’intérieur. De quel poids, en effet, eût posé dans le conflit mondial un Maroc déjà miné par les intrigues allemandes, et que notre abandon eût mis à feu. N’eût-il pas entraîné dans un mouvement de guerre sainte l’Afrique du Nord tout entière ?

Lyautey fit plus encore. Profitant de ce que l’attention générale était concentrée sur la bataille d’Europe, il prit sur lui de pousser ses avantages. On reste confondu d’admiration devant les tâches qu’il osa entreprendre et les résultats qu’il obtint avec de faibles forces et les harkas des grands chefs traditionnels du Sud. Contre toute attente, il devait aller beaucoup moins vite, une fois la guerre terminée. C’est que la paix avait rouvert pour lui « le front de Paris », qui a toujours été le plus redoutable pour les Résidents Généraux du Maroc. Ses programmes donnaient lieu, chaque année, à d’âpres discussions et marchandages dans les détours de la rue Saint-Dominique et du quai d’Orsay. On voulait bien qu’il en finît avec la dissidence, mais, répugnant au bellicisme, on exigeait aussi que ce fût sans pertes et avec le minimum d’argent. À ce compte, il ne pouvait que marquer le pas ou s’exposer dangereusement. En 1925, l’insurrection rifaine, débordant de la zone espagnole dans la zone française, allait nécessiter un renfort de près de cent mille hommes, faute pour la France, d’avoir prévu les quelques bataillons supplémentaires que Lyautey eût souhaité recevoir avant l’agression.

Les Tharaud ne se sont pas contentés de discerner et de faire connaître ce qu’il y eut de sublime dans la « bataille du Maroc ». Ils ont aussi retenu les leçons qui leur furent prodiguées par Lyautey, tout au long des pistes qu’ils suivirent ensemble. Certes, le charme de l’homme opérait. Quand il parlait, on l’écoutait fasciné, tant il mettait de chaleur à convaincre et d’art à faire glisser la conversation sur d’autres plans. Il passait sans transition d’un sujet à un autre, évoquant des souvenirs de jeunesse, de France ou d’ailleurs, des sensations fortes ressenties en des coins perdus de brousse ou de sables où il y avait des balles pour tout le monde et des hommes, des camarades, qui mouraient. À l’entendre développer ses plans d’action et les directives par quoi il mettait tout en œuvre, il n’était pas d’interlocuteur qui ne se sentît soulevé par la grande force d’imagination et de construction ordonnée qui émanait de sa personne. Au surplus, comment l’auteur de La Fête arabe n’eût-il pas été séduit par l’effort déployé sous ses yeux pour harmoniser deux civilisations et faire du Maroc une nation moderne en touchant le moins possible à son originalité et à ses traditions ?

Jusqu’à son dernier souffle, Charles Tharaud n’a cessé de proclamer que Lyautey a eu raison, et l’Histoire lui donnera raison. Dès le principe, Lyautey a tracé la courbe de la création continue qu’il envisageait, entre un temps de départ caractérisé par l’incapacité et l’anarchie et un temps d’arrivée qui serait celui de la majorité et de l’autonomie interne. C’était une courbe sans brisure, superposée et étroitement liée à celle de l’évolution du Maroc ; et comme il n’était pas possible de modifier en un tournemain une structure politique figée depuis des siècles sur le principe d’une monarchie absolue et de droit divin, s’exerçant dans la confusion des pouvoirs et impuissante à imposer sa loi à des confédérations dissidentes, Lyautey eut d’abord à pacifier et à unifier l’Empire autour de la personne du Souverain, tout en jetant les bases d’un équipement économique et social qui lui permît de combattre la misère.

Ce fut la phase proprement lyauteyenne, phase de premier équipement, visant essentiellement à l’unification du pays et à la création des rouages d’un État moderne de vocation occidentale. Elle s’est poursuivie, même après Lyautey, jusqu’à l’achèvement de la pacification en 1934. À partir de cet événement, il devenait logique et nécessaire d’entrer dans une nouvelle ère constructive de caractère politique ayant pour but d’amener le pays à la capacité de s’administrer lui-même, en redonnant progressivement vigueur et autorité souveraine à ce qui n’avait été qu’une fiction gouvernementale. Depuis longtemps, Lyautey avait prévu ce tournant et conseillé de le prendre aussitôt qu’il apparaîtrait possible de faire entrer dans les cadres les élites ayant commencé à se dégager de la masse. Malheureusement, l’action résidentielle allait bientôt se heurter aux prétentions d’un nationalisme intransigeant et de forme désuète, professé par le parti de l’Istiqlal ou de l’Indépendance, dont les premières manifestations remontent précisément à l’achèvement de la pacification et qui, depuis lors, s’est toujours montré hostile aux réformes, c’est-à-dire à l’objet même du Traité de 1912.

Ce parti, qui n’arrive pas à se déterminer entre les principes démocratiques qu’il invoque par modernisme et le régime théocratique qui lui sert d’appui, ne se tourne vers la France que pour lui signifier catégoriquement et inconditionnellement son congé. Ses méthodes sont ingénieuses, mais criminelles. À l’intérieur, il procède par contrainte et intimidation à l’égard des coreligionnaires et par exaltation, dans les masses, du fanatisme religieux et xénophobe qui pousse à la Guerre sainte. À l’extérieur, il cherche à multiplier ses alliances par une propagande active, habile à tirer parti des contrevérités les plus grossières.

C’est ainsi que, tout récemment, il a tenté, non sans succès, à propos de la répression de troubles qu’il avait fomentés, de mobiliser à son profit ce qu’on est convenu d’appeler la religion du cœur. Des consciences chrétiennes, promptes à s’émouvoir sur de faux rapports et sensibles à l’excès à l’argument des affinités morales et spirituelles, ont pris délibérément fait et cause pour lui. Certes, on ne saurait douter de la pureté des intentions d’une croisade à rebours qui nous ramène au temps où Diderot, l’incroyant, conseillait dans son « Supplément au voyage de Bougainville », de ne pas se mêler des affaires de l’homme qu’on veut « heureux et libre » et de se méfier de celui qui veut « mettre l’ordre ». Mais que penser du concours inespéré qu’elle apporte inconsciemment aux ennemis de notre Pays, qui, niant l’évidence, s’efforcent de représenter l’œuvre de la France dans ses Protectorats comme n’ayant abouti jusqu’ici qu’à une méprisable absurdité ?

Vivement ému, après la guerre, par les violences des néo-nationalistes, Charles Tharaud, l’auteur de La Fête arabe, a fait entendre ici, le jour de sa réception, des paroles véhémentes qui n’étaient pas seulement dictées par son désir de tendre la main à Louis Bertrand qu’il remplaçait à ce même fauteuil, et dont il avait à faire l’éloge, mais qui étaient aussi l’expression sincère de l’indignation et de la tristesse d’un homme que ses amis auraient trahi. Relisez cette mercuriale, elle est sévère et administrée sans ménagement. C’est même le reproche qu’on pourrait lui faire, quand on connaît les sentiments d’amitié que le peuple marocain, dans son immense majorité, nourrit pour la France Mais elle est prophétique quand, faisant précisément allusion à l’activité des extrémistes, elle proclame que « s’ils réussissaient dans leur orgueilleux dessein, Tunisie, Algérie, Maroc, retourneraient vite à leur misère ancienne, à moins que d’autres peuples qui, eux, ne seraient pas des rejetons d’Abraham et d’Agar, ne viennent prendre aussitôt la place que nous aurions abandonnée ».

Il est certain que, s’il nous fallait, ce qu’à Dieu ne plaise, passer la main au Maroc avant l’heure, c’est-à-dire l’abandonner à lui-même avant de l’avoir préparé à ses devoirs d’État, il faudrait s’attendre à le voir voler en éclats sous l’effet de forces centrifuges toujours latentes. Il est aussi probable qu’une nouvelle conférence d’Algésiras s’imposerait alors pour y rétablir l’ordre et empêcher la reconstitution, à l’occident du Vieux Monde occidental, d’une société fermée, effervescente et barbare, pouvant mettre la paix en danger . Mais quelle forme revêtirait la nouvelle tutelle ? Et qu’adviendrait-il de celle que Lyautey avait conçue et définie dans le respect et l’amour de deux civilisations, avec un sens exact du possible, du rythme à observer, et cette claire intelligence du cœur qui inspirait tous ses actes ? N’y aurait-il pas lieu de craindre que la conjuration mondiale qui s’attache aujourd’hui à la ruine des anciens empires, et qui ne perd aucune occasion de nous faire sentir sa pression, ne lui substitue un autre genre d’impérialisme, celui d’un satellitisme idéologique négateur de toute liberté individuelle ou d’un satellitisme utilitaire se couvrant d’un semblant de libéralisme, et indifférent au fond à l’état social dans lequel stagneraient les protégés ? La grande voix d’outre-tombe, qui continue de se faire entendre sur la Colline inspirée de Rabat, et trouve résonance dans tous les cœurs du Maghreb, a déjà condamné ces impérialismes d’une autre sorte, humainement peu souhaitables.

Mais pourquoi s’en aller avant l’heure quand on se sent retenu par les Marocains eux-mêmes ? Seule, une carence totale du sentiment national pourrait nous conduire à envisager un pareil renoncement. L’aboutissement vers lequel la France s’achemine étant celui que tout le monde désire, c’est elle qui, du traité, peu à peu vidé de son contenu, dégagera un Maroc libre, respectueux des intérêts de chacun et tenu aux obligations qu’imposent aujourd’hui, entre nations voisines, les données inséparables d’une commune sécurité.

Pardonnez-moi, Messieurs, de m’être laissé entraîner si loin dans un exposé critique qui ne visait, à l’origine, qu’à rétablir quelques points d’histoire. Croyez bien que je n’aurais eu garde de m’aventurer sur une telle pente si Charles Tharaud n’avait cru devoir m’y précéder. Pouvais-je, en ce jour, n’être pas à ses côtés et sembler en reste avec lui sur une question qui a retenu tout particulièrement mon attention et qui se range aujourd’hui parmi nos préoccupations nationales ?

Pour en revenir à mon véritable sujet qui est l’œuvre des Tharaud, j’ai le sentiment qu’il me serait difficile d’y entrer plus profondément s’il me fallait continuer à faire abstraction de l’un des auteurs. J’ai beau détourner mes regards, je me sens invinciblement ramené, et par Charles lui-même, vers le mystère de cette étrange collaboration fraternelle qui a donné de si beaux fruits. Ce n’est pas que j’aie le moins du monde l’intention d’en forcer l’inviolabilité ni de lui donner une explication. Expliquer, c’est analyser, et par conséquent disjoindre, c’est dénier à l’un ce que l’on voudrait voir accorder à l’autre, et je ne sache pas que quelqu’un ait eu jusqu’ici l’audace de s’y risquer, tant on se sent retenu par la crainte honorable d’être injuste.

D’autre part, il y a vraiment peu à glaner dans ce qui pourrait sembler les différencier. Les familiers de Charles et ses correspondants ont rendu témoignage de son exquise sensibilité et de cette étonnante jeunesse de cœur qu’il a gardée jusqu’au soir de sa vie, son pauvre cœur s’étant brisé d’un seul coup. Mais on retrouve des traits semblables chez Jérôme, le même mélange de fantaisie, de sérieux et de générosité. Tous deux furent indépendants, libres d’esprit et libres dans leurs propos, observateurs sans aucune malveillance, mais non sans cette perspicacité qui ressemble parfois à de la malice. Sensibles à ce que leur apportait le spectacle de la vie, mais attentifs à tout ce qui touchait l’intérêt national, fidèles à leurs amitiés, ils eurent, avec le respect de toute vraie grandeur, un sentiment de l’honneur qui leur a valu la sympathie et l’estime même de ceux qui ne les approuvaient pas entièrement ; chez eux, le caractère était à la mesure du talent.

Cette communauté de vues explique en partie leur union qui s’est maintenue à travers toutes les vicissitudes de l’existence. Ils furent des frères liés à la fois par une profonde affection et une amitié toute spirituelle, mais qui n’a rien livré du secret de leur travail en commun. Dans presque tous les autres domaines de l’activité, dans l’administration, dans l’industrie, dans l’armée, on voit assez bien ce qu’est le travail en collaboration. Il suppose le labeur désintéressé, exact et minutieux, d’une équipe subordonnée à un chef qui, seul, a la responsabilité, parce qu’il a l’autorité et le commandement. Ceux qui ont eu l’honneur de servir auprès du maréchal Lyautey savent ce que l’on peut attendre d’une équipe constituée par un homme qui allait d’instinct aux meilleurs et savait se les attacher et les utiliser sans considération d’origine ni de grade. L’Académie, aussi, a, sous les yeux, I’exemple vivant d’un grand soldat qui s’est effacé avec vénération, pendant toute la première guerre, devant le maréchal Foch dont il était le Chef d’État-Major, et qui a fait preuve ensuite d’une puissante personnalité de Chef, notamment en 1940, quand il accepta de revenir de Syrie pour relever en France une épée qu’il savait déjà brisée. Le travail en commun dans l’Armée est fondé sur deux notions essentielles : la discipline et la hiérarchie. Ce qui ne veut pas dire que le chef ignore ce qu’il doit à son équipe. Mais c’est à lui seul qu’appartient la décision, celle qui implique la responsabilité, de même que c’est à lui seul que revient, s’il y a lieu, l’honneur du succès. Un jour, le maréchal Foch reçut une étude, écrite par un officier qui avait été son élève, sur les conditions du combat moderne. Il lui fit cette réponse qui n’est pas sans noblesse : « J’ai lu votre étude. Ce n’est pas précisément ce que je vous enseignais jadis à l’École de Guerre ; mais aujourd’hui, c’est vous qui avez raison. » Mot magnifique, qui atteste comment ces notions sacrées de la hiérarchie et de la discipline s’accordent avec le souci de la vérité.

Dans le travail en équipe des Tharaud, on chercherait en vain de pareils principes directeurs. Nous nous trouvons devant le mystère d’une création qui pose encore un grand point d’interrogation. Leur ultime confidence sur ce sujet est loin d’avoir satisfait toutes nos curiosités. Ils nous l’ont faite à la manière de ces prestidigitateurs qui veulent bien nous montrer l’envers de leur tour mais qui demeurent inimitables, parce qu’ils n’en révèlent jamais le véritable secret. J’ai toujours pensé, pour ma part, qu’ils avaient dû être l’un pour l’autre, et alternativement, l’Aristarque qui a souvent manqué à d’impétueux et solitaires génies des Lettres. Je m’en suis ouvert à l’un de vos confrères, réputé pour la pénétration de son esprit et la sûreté de son jugement, et voici ce qu’avec une grande amabilité, dont je le remercie, il m’a textuellement déclaré au sujet des Tharaud, qu’il tenait en grande estime et affection : « On peut imaginer qu’au début Jean Tharaud, qui était plus jeune, et qui avait une formation variée, riche, mais incomplète, était, dans l’association fraternelle, l’élément le plus spontané, qu’il représentait l’élan vital, avec tout ce que ce mot peut supposer de force et de désordre. Tandis que Jérôme, bénéficiant d’années d’étude, fait aux plus sûres disciplines classiques, était celui qui savait ordonner, élaguer, composer, et donner un air de beauté à la substance intellectuelle qu’il s’agissait de mettre en œuvre. Simple hypothèse, vraisemblable, et qui ne prend toute sa valeur que si on la complète par une autre. Dans la seconde partie de leur vie, il semble que, dans ce travail en commun, ils aient changé les proportions et la nature même de leur apport individuel. Jérôme, l’aîné, gardait une impétuosité, une curiosité, un goût de l’aventure qui allaient même en s’accentuant. Jean, de plus en plus sensible aux leçons de la sagesse humaine, ayant médité sur le métier qu’il avait appris, en pleine possession de sa forme, s’apaisait et était peut-être devenu l’élément modérateur et ordonnateur. S’il en était bien ainsi, le mystère artistique des frères Tharaud serait caractérisé par une fusion complète, et certainement exceptionnelle, de deux esprits et de deux talents. »

Oui, fusion complète et destin exceptionnel promis à deux êtres d’exception. Je sais gré à mon éminent correspondant d’avoir saisi, lui, ce que j’avais seulement cru voir et de m’avoir éclairé sur ce point. J’en éprouve une rare émotion, rejoignant celle, fugitive et fragmentaire, que j’avais ressentie aux obsèques de Jérôme Tharaud, en janvier dernier, et qui, déjà, avait redonné un langage à l’inexprimable qui est en moi. Rappelez-vous cette inhumation dans le noir cimetière de Montmartre ; ce ciel de suie tendu sur un décor de désolation et qui ne s’entrouvrait que pour déverser des trombes glacées sur le triste convoi. J’avais le cœur déchiré par la sensation d’une séparation qui serait intervenue au seuil de la mort. Que n’avait-on choisi pour les deux frères, pour ces deux amants de la lumière et des espaces incandescents, une sépulture commune en un de ces lieux ensoleillés et de large horizon, sources pour eux de si précieuses révélations ? Leur mausolée y eût, au moins, pris un sens symbolique, utile aux vivants, comme celui de Lyautey, dominant à Rabat, sous les frondaisons de sa Résidence, les tombeaux des grands Barbaresques.

Quelques jours après, j’étais désigné pour accomplir un long périple en Extrême-Orient. Dès la première étape, sur ce chemin de Damas qui a inspiré à Charles Tharaud un de ses plus beaux livres, je m’aperçus que son âme errante, et sans doute insatisfaite, m’avait suivi. Elle devait m’accompagner pendant tout mon voyage, au cours duquel j’ai commencé, tant bien que mal, de composer ce discours. Avec moi, elle a visité des pays et des hommes que Charles eût souhaité de parcourir et d’expliquer. N’était-il pas un de ces infatigables chercheurs de vérités cachées en des lieux lointains et ignorés, de vérités sur lesquelles se pouvait fonder une connaissance sûre, et qui fût profitable à ceux qui ont reçu mission de diriger les peuples et de faire en sorte qu’ils ne s’entretuent plus ? N’avait-il pas, un des premiers, après la guerre de 1914-18, pressenti que la paix, à laquelle on avait si péniblement abouti par les armes, se perdrait un jour par méconnaissance des problèmes européens ? Il faut se ressouvenir de ces temps d’hésitation et d’angoisse, préfiguration de ceux que nous vivons aujourd’hui : La grande Amérique affectant de se désintéresser de l’Europe, après l’avoir généreusement secourue ; le désarroi des idées qui faisait dire à Barrès : « Ah ! Si j’avais pensé l’Europe comme j’ai pensé ma Lorraine ! » et qui empêchait alors que les conseils avisés d’un Foch ou d’un Lyautey fussent pris en considération. Charles Tharaud, lui, entrevoyait déjà qu’un jour prochain le monde serait, de nouveau, effroyablement bouleversé et cette prémonition le conduisait à élargir son horizon, à étendre vers l’Asie le champ de ses prospections. Hélas, le bouleversement devait survenir bien avant qu’on eût achevé de « repenser » le monde, et les erreurs commises après la première guerre devaient se renouveler après la seconde mais sur une bien plus vaste échelle.

Il en est résulté une paix traversée d’inquiétude où l’on voit les nations restées libres s’accrocher désespérément à la périphérie du vaste continent eurasien et s’irriter du prurit de guerre chaude ou froide qu’une puissance subtile et impénétrable y entretient en sous-main, sans aliéner pour autant sa propre liberté d’action. Plus au sud, et en bordure, la fête arabe se prolonge, mêlant l’éclatement de quelques bombes aux airs de flûte et de tambourin, cependant que l’Ombre de la Croix s’étend sous l’effet d’une lumière de plus en plus oblique, l’astre de notre civilisation ne cessant, semble-t-il, de décliner sur l’horizon. En présence d’une telle situation, les regards se tournent, avides et anxieux, vers un avenir qu’on sent plein de menaces et c’est toujours l’éternelle question : Comment savoir, comment prévoir ?

Parlant en ce lieu du reportage, un des genres prêtés aux Tharaud, M. Georges Duhamel, qui n’est pas lui-même sans illustrer un tel genre par ses observations pertinentes de grand itinérant et l’éclat de son magnifique talent, a dit excellemment que « le propre de l’art des Lettres est de nous amener à faire des actes de connaissance ». Il a loué l’œuvre des deux frères, qui se rangerait à cet égard parmi « les lectures fondamentales sur lesquelles peut s’édifier une véritable connaissance des êtres et des événements ».

C’est un fait que les Tharaud, humanistes à leur façon et penchés, par devoir national, sur les grandes missions incombant à la France, nous en ont révélé, par la magie de leur art, bien des raisons permanentes et spécifiquement humaines. Puissent les beaux coursiers ailés, qui les ont promenés à travers le monde et conduits vers l’immortalité, emporter d’autres découvreurs semblablement doués et capables, à leur tour, en écartant le doute, de nous émouvoir et de nous instruire des conditions que requiert un heureux destin !